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Ce que dit Jacques Mataly de son travail

RP : Qu’est-ce qui vous a amené à réaliser cette série sur la ligne d’horizon ?

 

Jacques Mataly : En fait, j’ai succombé au charme de cette ligne. Cela semblait évident : un immense bloc bleu posé sur une gigantesque surface verte, et un trait si paisible qui s’étend à l’infini entre ciel et mer… Alors que dans notre quotidien, nous sommes submergés de toutes sortes de formes, j’ai rencontré une simple ligne qui exprimait beaucoup de choses. L’horizon est une réalité éminemment paradoxale, à la fois un désir d’infini et une promesse d’ouverture. Il ouvre sur des contrées lointaines que l’imagination s’empresse d’explorer, et il incline à la rêverie. Il est à la fois visible et ouvert sur l’invisible, limité et tourné vers l’illimité, stable et pourtant mouvant ; il ne peut être localisé en aucun point de l’espace objectif, et pourtant il n’est pas une illusion d’optique totalement subjective. Les contradictions qu’il engendre ne peuvent se satisfaire d’une explication univoque. Séparer et unir le ciel et la mer, mais aussi le proche et le lointain, telle est la double fonction de l’horizon, à la fois coupure et suture.

Quand ils ne sont pas confondus, la mer et le ciel paraissent courir l’un vers l’autre, s’intensifier et se mélanger le long de la ligne d’horizon. Il y a là une invitation à voir l’impossible, à promener son regard au bord du globe terrestre. S’installent alors un rythme partagé entre l’émergence et le secret, une ligne de flottaison de l’imaginaire.

Ces photographies pourraient être prises n’importe où, ce qui leur permet de revendiquer une certaine universalité ; nous avons affaire à quelque chose de plus qu’à des lieux simplement photographiés. L’horizon correspond au désir de dépasser les frontières du sensible et du cognitif. Quand le paysage devient un état de l’âme, l’horizon s’investit de sentiments et prend un caractère poétique; devant ce spectacle, je me trouve emporté, ces vagues que je vois, je les dépasse, elles m’obligent elles-mêmes à les quitter et font se déployer pour moi d’autres paysages. Ce lieu en contient une infinité d’autres, il n’est pas refermé sur lui-même. Et derrière tout paysage, s’en cache un autre, à découvrir. Si une partie masquée devient visible, une autre se dérobe. Tout horizon franchi débouche donc sur un autre horizon.

 

La rigueur formelle est-elle indissociable de votre approche ?

 

J’ai mis un peu de temps avant d’arrêter la forme définitive de mes photographies. Au début les images étaient parfois rectangulaires, l’horizon se promenait, plus ou moins haut au gré des circonstances, et quelques éléments perturbateurs – grève, rocher, ponton – pouvaient même se glisser au bord du cadre. Mais ce n’était pas bien, ou, plutôt, ce n’était pas “juste”. Petit à petit, la forme la plus simple s’est imposée : image carrée, avec l’horizon exactement au milieu. L’abandon de toute fioriture me semble donner plus de force à l’ensemble.Chaque image apporte une différence supplémentaire et ajoute du sens à l’idée originale. Elle est un fragment, un échantillon découpé dans un récit plus vaste. Chaque ligne, chaque horizon ont une signification qui se révèle progressivement dans la mesure où ils sont reliés avec toujours plus de photographies sur le même sujet.

 

Y consacrez-vous beaucoup de temps, depuis longtemps ?

 

Les premières images de cette série datent de 1999. La première exposition a eu lieu au Château d’Eau, à Toulouse, grâce à la confiance de Michel Dieuzaide. Depuis, et bien que de façon irrégulière, je n’ai de cesse d’alimenter ce travail. Dès que j’ai la possibilité de m’installer au bord d’une mer ou d’un océan, je pose mon pied photo et je guette. Le “rendement”, si l’on peut dire, est très faible. Les prises de vue demandent beaucoup de disponibilité et le résultat est aléatoire. Il faut donc accepter un rapport au temps qui passe différent des modèles occidentaux; mais cela fait, intrinsèquement, partie de la démarche.

 

Y a-t-il des couples mer-ciel dont vous rêvez, sans les avoir encore rencontrés ?

 

Dans ce domaine, je ne rêve de rien. Mes rêves seraient de toute façon en-deçà de ce que la nature m’offre parfois. Il faut savoir persévérer, ne pas craindre de se lever tôt, garder les sens en éveil, et rester disponible. La confrontation aux éléments naturels ( lumière, vent, froid, …), à l’attente, à la fatigue, impose de travailler avec beaucoup d’humilité. Il peut se passer des heures et des heures, parfois des jours, sans que j’aie l’occasion de déclencher.

Même si, par définition, en tant que photographe je suis sujet actif, je sais que je suis aussi extrêmement dépendant de ce qui se passe autour de moi. Je n’ai pas la liberté du peintre. On ne photographie que ce qui existe. Ma tâche consiste donc à essayer de ne pas laisser passer les occasions qui se présentent et à en tirer la quintessence, autant que faire se peut.

Et si je ne rêve pas de couples mer-ciel particuliers, il m’est souvent arrivé d’être très dépité de ne pas avoir un moyen-format sous la main. Quand on part loin, ou longtemps, la question du poids se pose toujours. Et évidemment, un 6x6 avec ses objectifs et un pied lourd ne sont pas les meilleurs compagnons de voyage. Je me souviens, entre autres mille occasions perdues, d’une lumière incroyablement douce, au bord du Pacifique, près de l’équateur, l’océan gris et un ciel plombé comme je ne l’avais jamais vu ni même imaginé, une ambiance très spécifique à cette côte-là d’Amérique du Sud. J’enrageais d’avoir été si feignant!

 

 Quel matériel utilisez-vous, et retravaillez vous vos images sur ordinateur ?

 

À cause de quelques rendus chromatiques “inhabituels”, on me pose parfois des questions sur la façon dont j’opère. Je suis un peu “old-school” : j’utilise un Hasselblad et j’essaie beaucoup de films différents, souvent en développement croisé. Mes préférés sont la Velvia, en positif, et l’ancienne gamme pro Agfa (Ultra, Optima, Portrait) en négatif, dont j’avais un gros stock mais que j’ai fini par épuiser…

Longtemps je me suis contenté de la focale normale de 80 mm. Elle correspondait à l’amplitude de mon regard devant le paysage. Son utilisation était naturelle. Mais le matin -j’ai l’habitude de m’installer tôt, bien avant le lever du soleil - je dois parfois mener une lutte, aussi féroce qu’illusoire, avec les bateaux des pêcheurs qui prennent un malin plaisir à traverser le cadre de mon appareil photo. Donc, pour limiter les occasions perdues à cause d’intrus dans l’image, je me résous, quand c’est nécessaire, à réduire le champ de la prise de vue; et pour cela j’ai fini par céder aux sirènes d’un téléobjectif… Quant à l’ordinateur, c’est un objet moche et encombrant, dont l’utilisation est pour moi des plus absconses !

 

 Quels sont vos projets ?

 

Photographier la ligne d’horizon reste une préoccupation récurrente. C’est un travail éternellement en cours, qui ne sera jamais exhaustif, et dont la fin n’a pas de sens. Je dois donc continuer !

Aujourd’hui j’aimerais faire un livre sur ce thème. Après plus de vingt ans de fréquentation, de tentative de séduction, je n’ai pas gagné un pouce dans la distance qui me sépare de la ligne d’horizon, mais j’ai le sentiment d’avoir installé une certaine complicité/compréhension. Pour se livrer, la ligne d’horizon exige du temps. J’essaie d’être patient. Dans cette quête m’accompagnent de nombreux poètes (essentiellement contemporains) qui se sont eux aussi confrontés à la “lisière céleste” ; ils m’aident beaucoup à tenter de l’appréhender.

 

Parallèlement à cette histoire, je poursuis aussi un travail en noir & blanc, sûrement moins contemplatif, plus lié au déplacement, à mon entourage, aux voyages. Mais je ne voyage toutefois pas pour photographier. La photographie peut s’envisager autrement que descriptive; c’est plutôt, pour moi, une manière de mettre à jour mes sensations. Ici et/ou ailleurs.

J’aimerais terminer par quelques vers du poète espagnol José Àngel Valente, qui a si bien évoqué l’horizon :

 

Interminable limite où je parviens,

Là où rien ne se termine,

Là où le non-être

Commence interminablement être

Pure imminence.

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